Reconnu par ses pairs et par l’Unesco, ce chercheur affirme que le
rejet de la langue maternelle par l’école est la cause de l’échec
scolaire et la source profonde de la violence.
Vos ouvrages affirment que le maghribi, ou ce qu’on appelle
« darija », reste notre langue d’ancrage. Sur quels instruments
scientifiques vous basez-vous pour tirer des conclusions aussi
catégoriques ?
Mes instruments scientifiques sont essentiellement l’histoire et les
traces matérielles qu’elle nous lègue. Il y a, en premier lieu, les
pierres qui conservent une sorte d’archives de nos mémoires et cette
archéologie comprend une masse importante d’écrits en punique. Il y a,
ensuite, les hommes qui, génération après génération, reproduisent dans
une évolution toute relative, leurs langues. Or, chez nous, depuis un
peu plus de deux millénaires, deux filiations linguistiques prévalent :
celle du libyque qui se manifeste de nos jours sous les variantes du
berbère et celle du punique qui se manifeste aujourd’hui sous les
variantes du maghribi ou « darija ». Pour des raisons trop longues à
développer ici, l’écriture de l’histoire a marginalisé la civilisation
carthaginoise pour privilégier celle de Rome. Et nous sommes, bon gré
mal gré, pris dans ce piège qui a toujours voulu opposer l’Occident à
l’Orient. Pourtant, cette civilisation s’est bel et bien ancrée dans le
Bassin méditerranéen, plus particulièrement. Rome n’a pu en venir à
bout qu’après deux siècles de guerre et quelques trahisons. Rappelons
que c’était le punique et non pas le berbère qui était la langue
officielle du prince Massinissa. Le punique a évolué au contact des
autres langues ; sa forme contemporaine est le maghribi. C’est aussi
simple que ça !
Dans vos travaux, vous dites souvent que dès l’école,
l’enfant, chez nous, entre en conflit avec la langue enseignée, car
celui-ci est d’abord nourri à sa langue de naissance.
Ce ne sont pas mes travaux, mais notre réalité quotidienne qui le
dit. Mise à part la fonction de « garderie », l’école algérienne fait
illusion. On y apprend surtout à haïr sa langue, ce qui, dans la foulée,
induit une haine de soi (le fameux sentiment d’auto-odi décrit par les
sociolinguistes). Cette haine de soi ne se limite pas à l’égo, puisque
l’enfant est amené à la déplacer. Contre la gent féminine de la
famille, d’abord, avant de rejeter les valeurs portées par le père,
ensuite. On a trop souvent accusé « l’islamisation de l’enseignement »
de ces dérives. Or, celles-ci prennent racine bien en amont : dans le
refus de la langue maternelle. C’est parce que l’enfant voit sa langue
native minorée, voire ridiculisée, qu’il réagit, instinct de survie
oblige, par la violence. Dès l’école, il se voit obligé de troquer sa
langue native contre une construction savante qui survit
essentiellement d’avoir pris l’Islam en otage. Le drame ne vient pas de
la connaissance des langues. Non, le drame vient de la substitution de
la langue de la maison par celle de l’école. La solution la plus sage
aurait été de les avoir les deux, bien entendu. Un bilinguisme
constructif repose toujours sur la langue maternelle.
Selon vous, il ne faut jamais imposer une langue à une société
déjà nourrie de sa langue de naissance. Sommes-nous donc condamnés à
rester en conflit permanent avec la langue enseignée ?
Absolument pas ! Une observation saine des sociétés humaines
démontrerait qu’elles sont toutes multilingues. La vision d’une société
monolingue est utopique, voire blasphématoire. Du moins, tel est
l’enseignement à tirer de la destruction de la Tour de Babel (qui veut
dire : porte de Dieu, « bab’Ill »). Un puissant tyran de la Mésopotamie
rêvait d’une humanité monolingue et décida de construire une tour
suffisamment haute pour atteindre le paradis. Il s’en suivit un déluge
de 40 jours et 40 nuits qui provoqua la multiplicité des langues et la
dispersion des hommes sur toute la terre. Comme en témoigne ce mythe
universel, la question de la pluralité des langues a été, assez tôt dans
l’histoire de l’humanité, ressentie comme la solution naturelle. Le
monolinguisme est donc bien un mythe dangereux pour l’espèce. Avec
l’avènement du Coran, il est vrai que la tentation d’uniformiser sa
lecture a poussé certains puissants de l’époque à banaliser la langue
coranique en vue d’en faire la « langue de tous ». Or, force est de
constater, près de 14 siècles après, que cette langue du Coran ne
parvient toujours pas à devenir une langue native. Personne ne vient au
monde avec cette langue comme forme naturelle et spontanée d’expression
comme c’est le cas avec le maghribi, par exemple. Déjà, Ibnu Ginni, un
savant du second siècle de l’Hégire, disait : « Il n’est pas permis
d’attribuer à une langue la codification d’une langue ‘‘concubine’’
qu’elle ne mérite pas. (…) C’est dans ce sens que va la parole du
Prophète en disant : Le Coran est descendu en sept langues ; toutes
suffisantes et évidentes. » Il suffirait donc que la nature retrouve ses
droits et que les langues naturelles soient acceptées pour que tous
les bilinguismes possibles soient les bienvenus.
Entre langue maternelle et langue de l’école, l’incompatibilité est-elle ainsi définitive ? Aucune réconciliation en vue ?
Si, à la condition que la langue maternelle (que ce soit le maghribi
ou bien tamazight) trouve sa place dans l’école de la nation. L’Unesco
recommande, depuis toujours que les langues natives soient les langues
de l’école au moins durant les quatre premières années de la
scolarisation. Une fois la personnalité de l’enfant assise et
consolidée, les contacts de langues ne représentent pas de danger
d’aliénation, elles deviennent une nécessité même.
Vous dites qu’une langue qui ne se reproduit pas par la naissance n’est pas une langue. Pouvez-vous vous en expliquer ?
L’objet des linguistes, c’est le langage humain. Cependant, pour
atteindre le langage humain, nous n’avons qu’un moyen, c’est de
l’appréhender à partir des langues singulières (le chinois, le grec, le
maghribi, etc.). Or, les langues sont une construction assez
particulière en cela que non seulement elles sont « héritées », mais que
de plus elles parviennent à souder les gens d’une même communauté
entre elles. Pour pouvoir s’ancrer dans la personnalité psychique des
personnes et, en même temps, être à la disposition de toute une
communauté linguistique, la réalité de la langue doit donc être
particulière. Les neurosciences ont permis de lever le voile sur cette
dualité. En effet, toute langue imprime son potentiel dans un organe de
langage — qui prendra source dans l’hémisphère gauche du cerveau — dont
tout humain hérite à la naissance. Et les gens d’une même communauté
linguistique héritent des mêmes prédispositions. C’est ce qui explique
que les petits enfants des crèches d’une même ville parlent un peu de la
même manière. On découvre alors que les langues doivent être natives
pour pouvoir produire ces effets, à la fois personnels et collectifs.
L’expérience montre que les « langues » inventées par les humains (tel
l’esperanto, par exemple) ne parviennent jamais à être spontanément
parlées par les nourrissons. De plus, ces langues sont très loin de
répondre aux besoins très variés des humains (humour, passions,
sciences, descriptions, explications, etc.). L’arabe étant une
élaboration de laboratoire et non pas une langue naturelle et spontanée,
on ne peut la considérer comme une « langue », mais plutôt comme un
code culturel ne disposant pas des ressources langagières naturelles.
Est-ce à dire que, dans tous les cas de figure, l’arabisation serait un échec ? Quelle serait alors la politique à suivre ?
Il s’agit, avant toute chose, de préserver la langue maternelle de
l’enfant au moins durant les quatre premières années de la
scolarisation. La langue arabe moderne peut et doit être introduite dès
la quatrième année. De la sorte, l’arabe trouvera ses marques et sera
facteur de réussites assurées. De la même manière, le français doit être
introduit en tant que deuxième langue étrangère. L’enjeu consiste non
pas à opposer les langues, mais à leur donner la place qui leur
revient… sans contrarier les lois de la Nature.
Il vous est arrivé de dire que l’Algérie paie ses échecs
endémiques à coups de milliards, n’est-ce pas là un jugement par trop
sévère ?
Il est vrai que sous la forme de boutade, il m’arrive de dire des
choses aussi caricaturales. Mais le fond de ma pensée est le suivant :
l’arabisation nous aura coûté trop cher pour un retour sur
investissement bien médiocre. Le résultat des courses est tel que, non
seulement nous avons privé deux générations d’un accès à la souveraineté
linguistique, mais, de plus, nos investissements ont été totalement
contre-productifs. Il suffirait pour s’en convaincre de faire un bilan
objectif de cette politique linguistique. Les frustrations linguistiques
ne finiront pas d’étonner si l’on s’y intéressait autrement qu’en
termes instrumentalistes. Car le langage est avant tout un attribut de
la vie et non pas un « véhicule » (que l’on peut troquer contre un
autre, de meilleur acabit…). En somme, c’est par amour pour cette patrie
qu’il m’arrive de déplorer que l’on finance notre propre échec.
On a entendu parler de vous récemment à l’occasion de la
sortie d’un nouvel ouvrage, L’exception linguistique en didactique. De
quoi s’agit-il, au juste ?
Je parle, précisément, de la singularité des langues et par
conséquent d’une didactique qui leur soit spécifique. Le titre est assez
parlant. Cet ouvrage est destiné aux enseignants des langues, aux
décideurs ainsi qu’aux étudiants, futurs traducteurs, profs de langues
ou linguistes. Mais il intéressera, à coup sûr, les pédagogues et autres
didacticiens. J’y réhabilite, comme vous devez vous en douter, les
langues maternelles.
BIO-EXPRESS
Actuellement membre du comité scientifique international de Linguapax
(Unesco) et maître de conférence à l’ENSET-Oran, Abdou Elimam est
titulaire de deux doctorats dont l’un en linguistique. Né à Oran, il y
vit et travaille. Il a publié à l’ANEP Le Maghribi, langue trois fois
millénaire (1997) et à Dar El Gharb, Le Maghribi alias Ed-Darija (2003),
Langues maternelles et citoyenneté (2004) et, récemment, L’Exception
linguistique en didactique (2006). Ses travaux offrent une alternative
maghrébine à la question des langues. Il a exercé à la Sorbonne, à
l’université de Rouen, à l’Inalco (Paris), à l’Institut de culture
populaire de Tlemcen et à Naplouse (Palestine). Il a collaboré avec de
nombreux laboratoires internationaux de linguistique, rattachés à des
universités ou des institutions comme la Commission européenne et
l’Unesco.
Par Bouziane Benachour
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